Rendre le populaire populaire à nouveau : Une Conversation avec Richard Hamon

Richard Hamon a réalisé deux films documentaires qui devraient être particulièrement intéressants pour qui a, comme moi, une passion pour la culture américaine: Howard Fast, Histoire d’un Rouge, réalisé en 2004 et Jim Thompson, le Polar Dans la Peau, réalisé en 2011. Malheureusement, aucun de ces deux films n'est disponible aux Etats-Unis, et c'est un manque auquel il faudrait remédier. Dans mon cas particulier, Hamon est le cinéaste avec lequel j’ai réalisé mon premier court-métrage en 16mm, ANIMALS, en 1987. Ce film a marqué mon retour à la réalisation, alors que j'avais 31 ans, après mes premières expériences...

Par comparaison avec la poésie, c’est la dimension d’équipe, de personnes travaillant ensembles, qui m’a attiré vers le cinéma…

en super 8 que j'avais commencé à utiliser avant même mon adolescence. Dans l'entretien, Richard et moi réfléchissons à nos approches respectives du métier de cinéaste, à nos débuts dans le 7° Art. Richard Hamon poursuit sa pensée en mentionnant la Commune de Paris en 1871, pendant laquelle selon lui, la notion de « populaire » a émergé de manière dynamique et active. Je contraste cette pensée avec le fait que de nos jours, un film appelé “populaire” est un film reçu par un public international dès sa semaine de sortie – ce qui n'est pas habituellement pris pour le signe de son alliance avec l’anticapitalisme des communard(es), mais avec le capitalisme contemporain.

 Je pense que ce contraste entre ces différentes significations du mot populaire, met en avant une juxtaposition importante de notre époque; lorsque beaucoup se sentent appelé à faire une révolution dans le but de contrer la destruction rapide et entropique de la planète, dont la cause est diversement attribuée à l'activité humaine ou au capitalisme. Que veut dire « révolutionnaire » à présent, comment cela est-il relié à la commune de Paris et à la signification de « populaire » aujourd’hui? Le sémioticien français Roland Barthes, avec qui Richard Hamon a étudié, a établi une distinction entre les textes écrits et les textes lus. Les textes lus sont ceux que nous consommons sans être conscients de l’acte d’auteur sous-entendu dans le texte ; par exemple lorsque nous lisons un article sur ce qui se passe en Ukraine aujourd'hui, sans prendre la peine de nous demander comment l'article a été écrit, et par qui. A l’inverse, pour illustrer le concept du texte écrit, nous pouvons prendre comme exemple « Finnegans Wake » de James Joyce. À moins d'être engagé dans la lecture du roman de Joyce, travaillant à y trouver un sens, et bien qu'il ne subsiste que des mots impénétrables en surface. Hollywood a été maître des textes lus, de tours en montagne russe pendant lesquels nous sommes censés être passifs, sans réfléchir, en nous contentant seulement de consommer le « texte ».

 J’ai été jadis dans un comité d’une grande institution culturelle, avec pour tâche de choisir de nouveaux sièges pour une série de salles de projection à construire. Cela variait entre des fauteuils que nous pouvions complètement allonger – ce qui serait génial pour une perfusion -- et des sièges qui obligent les spectateurs à rester assis bien droits, comme le choisissent les gens qui ressentent le besoin d’utiliser leurs esprits de façon active à propos de problématiques sérieuses. Le philosophe et théoricien français Guy Debord soutenait qu’être spectateur était devenu la base de la société de consommation. Récemment, le théoricien français de la démocratie et de l’esthétique, Jacques Rancière, a questionné cette opposition dans son livre Le spectateur émancipé ; trouvant que, d’un côté cet engagement actif persiste dans l’audience, et de l'autre, il y a de nos jours beaucoup de formes de passivité qui sont dissimulées en tant qu’activisme. À propos de ce dernier, l’écrivain slovène Renata Salecl a argumenté dans son livre La tyrannie du choix, que dans nos sociétés modernes d’aujourd’hui, nous sommes devenus tellement préoccupés par la nécessité de faire des choix personnels – même au sens éthique pour l’environnement, le sexisme, le racisme – que nous perdons de vue la possibilité d’agir ensemble et de faire des choix collectifs au niveau institutionnel ou économique, ce qui serait beaucoup plus efficace pour effectuer de réels changements notamment dans ces domaines. Autrement dit, nous sommes sollicités afin d'agir en privé, individuellement, comme si cela était une nouvelle façon de conserver notre ignorance sur notre passivité collective et comment nous pourrions adresser le problème si nous n’étions pas si occupés par nos choix individuels. Bernard Stiegler, le grand philosophe français de la technologie, qui est mort juste avant le début de la pandémie, avait écrit sur la méthode anthropique de l’anthropocène, et le besoin de combattre ce dernier avec ce qu’il a appelé « néguentropie », ou « entropie négative » -- la capacité des êtres vivants, en particulier des humains, de contrer la tendance de désintégration de la matière. D’après Stiegler, nous devons, non pas rejeter la technologie, mais changer notre rapport à celle-ci. Le cinéma, comme Walter Benjamin l’a écrit dans L’œuvre d’Art à l’époque de sa reproduction technologique  est une technologie qui marque un changement d'époque pour l'avènement de la modernité à la fin du XIXe siècle.

 J'ai projeté mon film ADIEU LACAN en ligne pour les groupes qui ont demandé à voir le film. Dans la plupart des cas, je m'engage également dans une discussion avec chacun de ces groupes sur le film. La plupart de ces groupes sont des groupes préexistants organisés autour de la psychanalyse, le plus souvent lacanienne. Nos discussions ont été très stimulantes, en partie parce qu’elles rompent avec le chemin néguentropique que Jean-Luc Godard avait prophétisé pour le cinema. D’après Godard, nous étions jadis dans le monde du cinéma imaginé par les frères Lumières, c’est-à-dire, assis avec des inconnus dans une salle dans le noir, regardant ensemble le même écran et puis nous pouvions nous assoir dans un café pour parler du film. Alors que maintenant, nous sommes passés à l’expérience du « peepshow » imaginé par Thomas Edison comme le cinéma du futur. Les projections en ligne d’ADIEU LACAN ont été pour moi une prise de conscience d’une troisième possibilité de néguentropie. Un soir je discute de mon film en Visio avec un groupe qui se trouve au Mexique, et le soir d’après avec un groupe qui se trouve en Écosse., en Californie, au Brésil, etc. La technologie n’a pas seulement agit en fragmentant le public, mais en créant de nouvelles formes de collectivité qui pourraient servir de pont entre ce que le terme « populaire » voulait dire pour les communards de Paris en 1871 et ce que le terme signifie aujourd’hui.